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Portraits de Sahariennes

“Sahariennes”, une création présentée le jeudi 3 juin 2021 dans la Grande salle de l’Opéra de Lyon

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#1 – Souad Asla

C’est en 2019 dans la Grande salle de l’Opéra, lors d’un mémorable concert avec l’ensemble de femmes Lemma, que le public de l’Opéra Underground a pu découvrir sa fondatrice, force motrice et directrice artistique Souad Asla. Dans le parler de la Souara, la région du sud de l’Algérie dont elle est originaire – et notamment à Bachar, ce carrefour musical et culturel situé aux portes du Maroc et du Sahara –, la lemma, c’est l’assemblée, la réunion. Le mot résume bien l’esprit de partage porté par ce groupe qu’on pourrait dire sans âge, tant il comble les distances entre générations : ses membres, qui ont entre 25 à 76 ans, sont à la fois des grands-mères, des mères, des sœurs, des filles… En créant Lemma en 2015, Souad Asla a réussi à perpétuer et à mettre en lumière une pratique du chant, de la musique et de la danse que les femmes, telles les gardiennes ancestrales d’un feu de vie, portent depuis des lustres dans l’intimité des foyers, des fêtes, des cérémonies, des rassemblements privés. Lemma est un défi au temps, à l’extinction programmée, faute de combattantes, d’un patrimoine d’une richesse infinie. Une victoire contre la fatalité qui voudrait que de telles traditions finissent forcément mouchées comme des bougies, ou conservées dans le formol. Un acte de résistance et d’émancipation en faveur d’une parole collective syncrétique qui, dans un même cercle accueillant et englobant, embrasse chants de mariages et de deuils, rituels de guérison et de transe propres aux Gnaoua, expressions sacrées et profanes, genres poétiques et musicaux aussi variés que la ferda, l’ahidous, le chellali… Pour Souad Asla, qui toute jeune vint s’installer en France pour poursuivre son rêve de comédienne, Lemma n’aura donc pas seulement été un moyen de renouer avec ses racines. C’est aussi, pour elle, une forme rare d’utopie réalisée : la création d’un lieu de préservation habité, traversé par l’énergie du vivant – à l’image des ksour, ces mini-forteresses de tourbe qui sont comme autant de havres de paix, d’ilots chargés d’histoire et d’humanité nichés au cœur du désert. Lemma, c’est enfin, aussi, une manière de perpétuer ce que, comme Piers Faccini, le directeur artistique de la soirée “Sahariennes”, Souad Asla appelle “le groove des grands-mères” : cette pulsation commune, remontée des profondeurs, rythmiquement incomparable, que les quatre voix féminines et toute l’équipe musicale de “Sahariennes” entendent bien faire tournoyer le jeudi 3 juin dans la Grande salle de l’Opéra.

#2 – NOURA MINT SEYMALIM

Depuis une dizaine d’années, la Mauritanienne Noura Mint Seymali est le radieux symbole d’un univers musical saharien dont les contours et l’expression débordent largement son cadre géographique d’origine. Issue d’une illustre lignée de griots (iggawin), elle incarne avec une vibration toute personnelle un pays où les femmes jouent un rôle de premier plan dans les affaires poétiques de la nation. Ses deux albums sur le label Glitterbeat, Tzenni (2014) et Arbina (2016), l’ont posée en héritière affranchie d’une tradition représentée notamment par sa belle-mère, Dimi Mint Abba – celle qu’on surnommait “la Diva du désert” fut l’une des premières à porter la musique mauritanienne hors de ses frontières – ou encore par son père, l’auteur-compositeur Seymali Ould Mohamed Vall. Le chant de Noura Mint, mieux que nos mots le feront, dit à quelles hauteurs étincèle son talent. Il faut écouter cette voix, s’appuyant sur les cordes de son ardine (harpe d’une dizaine de cordes construite sur une calebasse) ou sur les arabesques de guitare électrique tracées par son mari Jeiche Ould Chigaly – virtuose appliquant à son jeu toutes les ressources de la micro-tonalité, la richesse des modes musicaux mauritaniens et les accents rugueux du luth tidnit. Il faut écouter cette voix, car c’est un modèle éblouissant de force sans apparat, un alliage rare où la fierté et le tremblement de vivre semblent se fondre et ne faire plus qu’un. Au passage, la distinction de principe entre tradition et modernité, si souvent appliquée dès qu’il est question de musiques de patrimoine, en prend ici pour son grade… A cette représentation binaire, Noura Mint substitue une autre idée de la transmission, un autre usage du temps. Sa musique est ce carrefour où les générations se retrouvent dans une sorte de spirale ascensionnelle, transe poétique embarquant dans son souffle thèmes immémoriaux (la foi et le mysticisme, les tressaillements du cœur humain) et sujets d’actualité – comme dans la chanson Arbina, appelant les femmes à pratiquer le dépistage du cancer du sein. Dans Richa, empruntée au répertoire de son père, Noura Mint Seymali chante que “la poésie est un baume, une arme, un guide pour éclairer l’esprit des hommes”. A cette pensée qui, sous des formes variées à l’infini, court à travers toutes les époques et tous les continents, elle imprime sa résonance propre. Elle dit bien à quel degré d’universalité se hissent sa voix et son art, à quelles sources profondes de notre patrimoine sensible ils vont puiser, et dans quelles dimensions ils vont nous emporter, le 3 juin dans la Grande salle de l’Opéra.

#3 – DIGHYA MOHAMMED SALEM

C’est à Dakhla, située sur la côte atlantique du Sahara Occidental, dernière ville sur la route menant à la Mauritanie, que Dighya Mohammed Salem a vu le jour, il y a une cinquantaine d’années. Mais c’est dans le temps suspendu, sans réelle butée, et sur les chemins contraints de l’exil provoqué par le conflit avec le Maroc, que l’essentiel de son parcours s’est joué. Ses premières vocalises, elle les a poussées dans un camp de réfugiés en Algérie, où elle a aussi poursuivi ses études, se produisant bientôt avec des groupes comme Shaheed El Wali – le fer de lance de l’indépendance et de la culture sahraouies, qui a abondamment tourné dans le Maghreb et en Europe au cours des années 90.
Depuis lors, Dighya Mohammed Salem n’a cessé de défendre les aspirations de son peuple, en transmettant tout particulièrement les beautés de la musique et de la poésie en langue hassaniya. Pris en tenaille entre la montée de la sédentarisation et les turbulences de la géopolitique, cet art de tradition orale, prodigué depuis des siècles par des bardes errants se déplaçant de campement en campement, ne s’est pourtant jamais affaibli, jamais asséché. Il continue de retentir dans les fêtes et mariages, ponctue le quotidien dans ce qu’il a de plus radieux comme de plus âpre, transmet le flambeau de l’émancipation des femmes, exalte l’amour du pays et de ses paysages – comme dans Tiris, traditionnel empruntant son nom à cette plaine saharienne traversée par les tribus nomades et célébrée jusqu’en Mauritanie par les griots. C’est cette poésie irisée de tous ses reflets que Dighya Mohammed Salem réfugiée avec sa fille à Paris depuis 2018 et ayant trouvé asile à l’Atelier des Artistes en Exil – porte et renouvelle, notamment avec le Dighya Moh Salem Band qu’elle a constitué.
Sur la scène de Sahariennes, sa manière de marteler la percussion tbal comme d’investir le devant de scène pour prolonger son chant en danses, en invectives et en œillades vers ses partenaires, sa façon de moduler sa voix au point de la faire sonner comme la tempête et comme l’oiseau, comme le feu et comme la brise, comme un coup de poing et comme une supplique, en fait une extraordinaire conteuse des énergies et des sentiments humains. Quand Dyghia Mohammed Salem projette sa voix, tous les stéréotypes et les banalités volent en éclats, tout l’air alentour semble à la fois se densifier et se clarifier. Et le désert se peuple alors de toutes les ombres et lumières dont l’histoire – ancestrale et actuelle – des femmes et des hommes est parée.

#4 – MALIKA ZARRA

Pour peu qu’on la débarrasse de son clinquant et qu’on la ramène à son sens le plus naturel, l’expression “femme du monde” convient parfaitement à Malika Zarra. Difficile, en effet, de mieux résumer la sensibilité itinérante et l’inspiration vagabonde de cette chanteuse et compositrice qui, née à Ouled Teima dans le sud du Maroc, a grandi en France avant de connaître son plein épanouissement artistique à New York. Son apprentissage musical reflète une même aisance à se creuser sa propre route, à tracer patiemment des relations entre tous les objets de ses désirs, à commuer aussi son déracinement initial en esprit d’ouverture et en force d’invention.
Ainsi cette attirance spontanée que la jeune Malika éprouva à l’égard du jazz, qu’elle apprivoisa d’abord par le son de la clarinette, puis par celui de sa propre voix – jazz dans lequel elle reconnut, comme en écho diffracté, cet art souverain de l’improvisation qui l’avait déjà marquée dans les musiques et chants traditionnels ayant bercé son enfance… Ainsi cette manière si personnelle de faire dialoguer les langues, qui l’ont amenée à chanter (parfois au sein d’une même composition) aussi bien en arabe qu’en anglais, en amazigh qu’en français. Ainsi ce goût pour la rencontre qu’elle n’a cessé de cultiver comme un jardin vital au cœur de sa pratique musicale, et qui l’a conduite à croiser des partenaires aussi lumineux que John Zorn, Brad Jones, Jacques Schwarz-Bart ou Arturo O’Farrill (pour n’en citer qu’une poignée). Ainsi, enfin, cet artisanat musical et vocal exigeant et savant, qui sur les deux albums sortis sous son nom à ce jour – On the Ebony Road (2006) et Berber Taxi (2011) – trace entre les genres qu’elle affectionne (chaâbi, soul, musiques gnawa, pop, funk, chanson…) un assemblage de motifs, de lignes et d’arabesques si finement ouvragé et ajouré, qu’il semble dessiner l’équivalent sonore des incomparables jeux de forme et de lumières propres aux moucharabiehs de son pays natal.
Sa participation à l’aventure Sahariennes intervient au moment où, s’apprêtant à sortir un troisième album longuement mûri, elle s’inscrit dans un mouvement de fond, un élan de vie et de musique qui, sans la couper de son tempérament papillonnant, l’incite à venir puiser à l’essentiel, à la source première des sons, des pulsations et des richesses poétiques qui l’ont nourrie. Autant dire que, pour Malika Zarra, le partage de patrimoine qu’elle opère aujourd’hui sur scène avec ses sœurs de chant n’entre pas dans la catégorie des anecdotes, mais bien dans celui des expériences-clés qui, sur le chemin, vous font grandir l’âme et approfondir le regard.

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